« Comment contrôler les conséquences d’une nouvelle science et d’une nouvelle technologie si on ne comprend pas au préalable ce sur quoi elle se fonde ? ». C’est une des questions que se pose fabien Tarissan, chercheur en informatique au CNRS et spécialiste des réseaux, dans le livre qu’il vient de publier Au cœur des réseaux, des sciences aux citoyens. Vivre au Collège l’a rencontré.
Sur le web et les réseaux sociaux, pourquoi les fausses rumeurs se répandent-elles six fois plus vite que les vraies infos ?
Il y a d’abord une motivation, une intention de construire une rumeur sachant qu’elle est fausse. Plusieurs motivations sont possibles. La première peut être politique, comme la recherche d’influence dans un contexte électoral. La deuxième peut être financière : avoir de la visibilité est une source de revenus publicitaires et, avec une fausse information, on attire beaucoup de trafic, donc on génère plus de revenus. Ce sont des motivations humaines plutôt malveillantes. Et puis deux autres mécanismes interviennent : l’un est d’ordre informatique, avec des petits programmes, les « bots », programmés pour répandre « l’info » en quelques secondes après la mise en ligne, pour la rendre très visible sous forme de buzz. L’objectif est par exemple que se démultiplie la reprise de l’info sur une plate-forme comme Twitter, en utilisant des mots-clés précis. Il y a donc une vraie stratégie de mise en œuvre pour rendre visible cette rumeur.
Son succès est aussi lié à la forme, par exemple en utilisant des titres très racoleurs et/ou des images qui suscitent une vive émotion ; on insère ces rumeurs dans les fils de discussions sur les réseaux sociaux depuis de faux comptes, en mentionnant des influenceurs, ou aussi en utilisant des hashtags. Tout cela leur procure une visibilité soudaine très forte. Mais il y a encore un autre mécanisme très fort qui décuple ces effets, c’est la crédulité des utilisateurs : une rumeur ou des Fake News sont reprises sans discernement. C’est un facteur purement humain. Avant le numérique, une rumeur mettait plus de temps à acquérir de la visibilité. Aujourd’hui, elles ont rapidement une portée mondiale. A nous de nous éduquer pour être moins crédules.
Quelles bonnes pratiques adopter face aux fake news ?
Dans la mesure où beaucoup de fausses nouvelles partent de faux comptes, il faut d’abord se demander : qui est la source de tel message ? Tout internaute doit se poser la question : qui parle ? Ensuite, le bon réflexe est de se tourner vers les médias qui font du fact-checking.
Autre bonne pratique, rajouter des plug-in dans son navigateur, qui indiquent avec une pastille de couleur si le site est plutôt fiable ou pas. Cela n’est pas infaillible, mais ça fait un premier tri. Il n’y a pas de solution toute faite. Encore une fois, il faut toujours se demander : qui émet, dans quel intérêt ? Cela demande du temps et de la rigueur, mais c’est nécessaire.
On nous dit que nos données personnelles ont une valeur et que nous devons les protéger. Mais comment ? Avec quels outils ?
Une bonne pratique, quand on télécharge une appli, c’est de bien regarder ce qu’elle nous demande, à qui et à quoi nous lui donnons accès si nous l’installons. Ce que l’appli demande, est-ce vraiment « raisonnable » ? C’est normal qu’elle nous demande l’accès à nos galeries si c’est une appli photo. Mais ce n’est pas normal que, dans ce cas, elle exige la liste de nos contacts. Si on accepte malgré tout parce qu’on n’a pas le choix, on peut alors, après, désactiver certains accès depuis les paramètres, et on observe alors si ça perturbe le fonctionnement de l’appli.
Sur internet, depuis l’entrée en vigueur du RGPD européen (Règlement général sur la protection des données), tous les sites doivent donner aux utilisateurs la possibilité de paramétrer l’exploitation des données que nous « déposons » quand on surfe. Là, ça prend un peu de temps, mais chacun peut, rapidement, tout refuser, tout décocher. Ça empêchera le site sur lequel vous êtes de vous profiler.
On peut aussi utiliser des services ou des applis respectueuses de la vie privée. Il y en a de plus en plus. Le moteur de recherche Qwant par exemple. Il anonymise l’utilisateur lorsqu’il fait une requête. Aujourd’hui, pour chaque service classique du numérique, des acteurs se positionnent avec des solutions ou des outils respectueux. L’appli Signal par exemple, se superpose aux appels téléphoniques et aux échanges de SMS pour crypter les données ; elle n’a pas accès à vos communications et ne stocke aucune donnée. Edward Snowden est connu pour l’utiliser. Une messagerie gratuite comme ProtonMail respecte la vie privée et chiffre les échanges. Je pense aussi au navigateur Brave, qui assure une navigation privée en l’anonymisant.
Dans le cas des messageries instantanées ou de réseau tel qu’Instagram, quelles données sont « exploitées », et dans quel but ?
La plupart des plateformes sont gratuites mais fournissent un gros travail, donc elles doivent se rémunérer. Beaucoup gagnent de l’argent avec la publicité ciblée. Elles proposent aux annonceurs de pouvoir s’adresser à des sous-ensembles d’utilisateurs. Par exemple, imaginons le sous-ensemble « garçons qui font du sport au collège dans telle région » ; la plate-forme trouve parmi ses utilisateurs ceux qui ont ce profil. Elle les connaît parce qu’elle a collecté des données personnelles sur eux, grâce aux mots-clés qu’ils utilisent, notamment dans leurs discussions, et dans leurs requêtes. C’est ce que font Facebook et Instagram. Mais attention, ces plates-formes ne vendent pas ces données : elles analysent et elles vendent la compréhension de ces données. Elles garantissent à leur client que leur pub va bien atteindre la cible que l’annonceur cherche à atteindre.
Si je vous ai bien lu, du fait des algorithmes, moins on est curieux, et moins Google, Facebook ou les autres, vous nous proposer des informations qui nous ouvrent vers d’autres opinions ou centres d’intérêt que les nôtres ?
Tout à fait. Le bon terme pour désigner ce phénomène, c’est « chambre d’écho ». On croit que sur les réseaux on entend ou on voit de nouvelles informations, mais en réalité c’est plutôt un écho de ce que l’on pense déjà, et de choses qui ont déjà été dites dans notre environnement numérique proche. D’où est-ce que cela vient ? De nous, ou des algorithmes qui nous enferment dans cette logique ? C’est ça le débat. Les algorithmes sont programmés pour repérer nos régularités. Donc, si on ne sort jamais de ses habitudes, ils disent « voilà le contenu qui va lui plaire ». C’est un trait humain, observable dans la vie non-numérique, mais amplifié par les algorithmes. Pour contourner cet effet, il faut sortir de nos centres d’intérêt de temps en temps, dans nos recherches, nos publications, nos like…
Quel est votre parcours scolaire, et qu’est-ce qui vous a amené à vous passionner pour l’informatique ?
J’ai décroché un bac S après une scolarité au lycée Lavoisier, à Paris. J’aimais beaucoup les maths et les sciences, et j’avais un goût prononcé pour le formalisme [le fait que le langage permet de déduire et de calculer] et la logique. Je suis entré en prépa MPSI (Mathématiques, physique et sciences de l’ingénieur), mais je n’ai pas accroché. J’ai arrêté à la fin de la première année, puis j’ai rejoint une licence de maths à l’université. Je ne savais pas ce que j’allais faire, à part prof peut-être. Et puis un de mes amis, en licence d’informatique, m’a fait comprendre que dans cette discipline, on retrouvait tout ce qui m’avait plu dans les maths : non pas la connaissance brute et l’analyse, mais les logiques de raisonnement, la rigueur et le formalisme. Il y a beaucoup de points communs entre une démonstration mathématique et un programme informatique qui fonctionne.
Quels conseils donneriez-vous à des ados qui voudraient se lancer dans les études d’informatique ?
Dans le milieu des informaticiens, on aime bien le côté « main à la pâte ». Le fait qu’on bidouille, que l’on teste, que l’on expérimente. La culture informatique est basée sur « l’essai erreur » : on teste, ça marche ou ça ne marche pas, et on apprend. Donc programmer, coder, bidouiller dès qu’on est jeune, c’est bien. En plus, il y a plein de communautés locales d’informaticiens, d’associations, qui proposent des ateliers de découverte et des opportunités de se former à la programmation en dehors du cadre scolaire. Il ne faut pas hésiter à s’en saisir ! On peut même apprendre à faire de l’informatique sans ordinateur ! »
Propos recueillis par Fabien Cluzel